En nous faisant écouter avant cette page d’évangile le récit de l’hospitalité d’Abraham, la liturgie nous propose une clef de lecture. Il s’agit moins d’opposer les figures de Marthe et de Marie que de considérer la qualité de leur accueil et le bénéfice qu’elles en retirent.

Dans les deux récits, il y a un voyageur et ses compagnons de route. Dans les deux le même voyageur, puisque le regard de la foi reconnaît en Jésus le Dieu fait homme. Non plus le Dieu qui se contente provisoirement de prendre apparence humaine pour s’étendre sous un arbre et manger du veau, mais le même Dieu qui est vraiment devenu un homme et doit désormais manger pour vivre.

Dans les deux récits, il y a une personne qui s’affaire, qui se coupe en quatre pour préparer un repas à l’improviste et l’offrir aux voyageurs.

Dans les deux récits, il y a une femme qui semble moins affairée, peut-être même tout à fait inactive. Abraham a bien demandé à Sara de mettre la main à la pâte et de faire des galettes, mais les galettes ne sont finalement pas au menu, de sorte qu’on peut se demander si la femme a eu le courage de les cuire, à l’heure la plus chaude du jour. Quoi qu’il en soit, dans les deux récits, il y a une personne qui court moins que l’autre, mais qui écoute de toutes ses oreilles. Notre extrait de la Genèse ne nous l’a pas dit, parce qu’il y manque la fin du dernier verset : Or, Sara écoutait par-derrière, à l’entrée de la tente. Donc, dans les deux récits, une femme à l’écoute. L’une discrètement, à l’ombre de sa tente, invisible, l’autre assise aux pieds du voyageur, évidente, immanquable, mais toutes les deux attentives à la moindre parole, dont elles ne perdent pas une miette.

Et dans les deux récits, on nous laisse entendre que cette femme tient le bon bout, qu’elle va être la principale bénéficiaire de la visite impromptue et de tous les efforts consentis par la personne qui s’agite pour retenir les voyageurs. Car, dans le récit de la Genèse, c’est bien Sara qui est gagnante. Abraham avait déjà un fils, Ismaël, qui aurait pu suffire à son bonheur. Mais sa femme, qui avait trouvé le moyen de lui procurer cette joie et cette descendance, n’avait pas été consolée de sa stérilité. Le Dieu de passage promet de revenir, quand la maman inattendue n’aura plus de honte à cacher sous la tente.

Alors, en saisissant la perche que la liturgie nous tend, nous pouvons risquer de poursuivre la comparaison entre les deux récits et d’interpréter à la lumière du premier la réponse un peu énigmatique de Jésus : Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. En quoi la part de Marie est-elle la bonne ? Peut-être en ceci : la part de Marie est celle qui a le plus d’avenir, la plus féconde, celle qui subsistera quand le voyageur aura repris sa route vers Jérusalem et que la vaisselle sera terminée. L’art culinaire est le plus gratuit de tous, car ce qu’il produit est éphémère. L’écoute de la parole peut laisser des traces plus durables et changer toute une vie. Comme la naissance d’un enfant.

Nous retiendrons cependant que Marie et Sara doivent leur joie, au moins pour une part, au service empressé auquel elles ne contribuent que mollement. Abraham et Marthe concentrent leur attention sur l’accueil des hôtes qui vont aussitôt repartir, mais ils travaillent ainsi, sans le savoir, au bonheur de la femme qui vit chaque jour à leurs côtés. S’ils en prenaient conscience, ils pourraient y puiser leur propre joie et Marthe retrouverait le sourire, tant il est vrai que, comme l’écrivait Gaston Bachelard, « pour être heureux, il faut penser au bonheur d’un autre » (La psychanalyse du feu).

Fr. François Dehotte