132956422_215917726791460_401808162933667682_oLivre d’heures – Besançon – 15ème siècle

J’ai dans mes souvenirs quelques vieilles images pieuses de la sainte famille, d’un style plutôt doucereux, tout en couleurs rose bonbon, bleu « Fra Angélico » et vert pastel. Un univers d’enfant sage, cela va de soi : le petit Jésus pouvait-il être autre chose qu’un enfant sage, je vous le demande ? N’a-t-il jamais eu l’occasion de mettre ses parents en colère ? La réponse est non, c’est évident. Qu’allez-vous bien penser ? Une famille harmonieuse, lisse, sans problème, la famille modèle telle qu’on se la représentait autrefois, une famille idéale, en somme.

Sortant de l’univers des enfants sages –que je crois bien n’avoir jamais été – la couleur du tableau que je me fais de la sainte famille a quelque peu changé. Elle est devenue plus sombre, chargée de silence et d’inconnu. Qu’en savons-nous, finalement ? Bien peu de choses, n’est-il pas vrai ? Mais peut-être sommes-nous conduits à la contempler pour ce qu’elle est vraiment : un mystère, le secret d’une maturation lente, d’une incarnation qui peu à peu grandit et s’élabore silencieusement, obscurément, la matrice qui discrètement nourrit la vie et la prépare à se manifester en temps voulu, quand ce sera le moment.

Un temps d’étude aussi, incontestablement. Jésus ne sort pas de nulle part, et nombreux sont les enseignements qui le rattachent aux milieux rabbiniques de son temps, avec qui il n’hésite pas à débattre âprement, comme tout bon jeune juif qui se respecte. Les grandes questions de son temps ne lui sont pas étrangères, même dans les domaines politique, social et économique, et lui aussi se demandera comment y répondre, quelle attitude permettra de les traverser, d’affronter ce qui, malgré les apparences, n’a pas d’avenir et ne fait pas grandir l’espérance. Comment s’articule la fidélité à ce qui constitue le socle solide de notre monde, ce qui résiste, ce sur quoi nous pouvons nous appuyer, le roc sur lequel construire notre maison ?

Pour les rabbins, trois colonnes assurent la stabilité de l’univers : la Torah, la prière et l’amour. Détaillons un peu. La Torah, c’est la Parole où se dévoile le Dieu de l’Alliance, où petit à petit il se révèle et nous invite à entrer dans le mouvement qu’il inaugure, dans la force créatrice de vie qu’il déploie, et à prendre notre place dans le dialogue amoureux où il nous attend. La prière, qui en hébreu se dit « travail », c’est la construction de la relation vivante avec ce Dieu-là, le Dieu du face à face, c’est le labeur qui ouvre l’âme et le monde à la nouveauté radicale de Dieu, ce que la Bible appelle la consolation, ce qui rétablit le lien entre la terre et le ciel et qui nous introduit à notre existence de fils de Dieu. L’amour, littéralement, dans le texte du Talmud, c’est ce qui nourrit, ce qui alimente la générosité. C’est ce qui met en chemin, invitation au voyage, offrande d’un espace et d’un horizon permettant à chacun de construire le récit de sa vie.

Ne rejoignons-nous pas ici tout ce que Jésus dira du Royaume qu’il est venu annoncer et même inaugurer ? Cette manière de vivre véritablement messianique, à laquelle il nous convie -nous également et pas seulement lui- qui rend déjà visible aujourd’hui l’aboutissement du temps, ce moment mystérieux où l’histoire s’achève ou plus exactement s’accomplit, où l’éternité qu’elle porte en germe comme sa promesse et sa consistance, affleure déjà dans notre quotidien lorsque l’Esprit de Jésus nous conduit et nous inspire ?

Mais pourtant, Jésus n’adoptera pas spontanément le titre de Messie, qu’il récusera même à l’occasion. Il lui préférera celui de Fils de l’Homme, auquel peu à peu il va s’identifier. C’est que cette expression, à son époque, est lourde d’une signification très forte : c’est entre les mains véritablement divines de ce fameux Fils de l’Homme, qu’est remis par Dieu -l’Ancien des jours du livre de Daniel- le jugement ultime sur l’univers, le dernier mot sur son sens, son avenir, son espérance. La clef authentique qui permet de lire l’énigme de notre monde, de rejoindre sa vérité sans se laisser tromper par les apparences, c’est lui qui l’a. En d’autres termes, le Fils de l’Homme nous livre le secret de notre humanité pleinement réalisée, celle que notre Dieu façonne, comme un réceptacle, un vase pour l’étincelle divine qu’il y dépose. Le Fils de l’Homme, c’est celui qui réveille cette étincelle, qui traverse et brise les opacités et fait à nouveau rayonner au cœur de l’univers et de tout homme, cette lumière que notre Dieu a créée au premier jour, lorsqu’il a dit : « Que la lumière soit ! »

Le Fils de l’Homme, c’est l’être nouveau que vient enfanter l’Esprit de sainteté, l’ami du cœur comme l’appelait Antoine le père des moines. C’est là, je pense, ce qui se joue dans le mystère de la sainte famille, un mystère qui est aussi pour nous, où nous sommes conduits, que nous sommes invités à faire nôtre. C’est le mystère de la disponibilité par laquelle nous laissons notre Dieu engendrer en nous le Fils, selon une expression extraordinaire de Maître Eckhart, où nous devenons authentiquement Fils, où l’Esprit maternel de notre Dieu nous donne vie et nous fait grandir jusqu’à entrer véritablement dans la connaissance –c’est à dire l’intimité amoureuse- du Fils de Dieu, à l’état d’adultes, à la taille du Christ dans sa plénitude, selon une citation d’Ephésiens 4, 13, là où nous est donné notre espace pour exister, où nous nous recevons nous-mêmes de Dieu, où nous assumons notre humanité telle qu’elle est appelée à être : réconciliée, pacifiée, fruit d’un amour originel.

Fr. Étienne Demoulin

Lectures de la messe :
Gn 15, 1-6 ; 21, 1-3
Ps 104 (105), 1-2, 3-4, 5-6, 8-9
He 11, 8.11-12.17-19
Lc 2, 22-40

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