Jeudi Saint : L’Appel du Christ Serviteur

Aujourd’hui, nous entrons dans une journée qui résonne profondément avec la mission du Christ : être au service de l’homme, de la femme et de l’enfant. Ce don total de soi s’incarne magnifiquement dans le lavement des pieds, geste à la fois humble et grandiose, où Jésus, Maître et Seigneur, se fait serviteur. Mais cette proximité divine ne s’arrête pas à ce seul acte symbolique. Elle traverse toute la journée, se déployant dans les sacrements de la réconciliation et de l’eucharistie. À travers eux, nous recevons le pardon de Dieu, son amour inconditionnel, ainsi que le pain et le vin consacrés—son corps et son sang—qui nourrissent l’âme et transforment nos vies.

Le Jeudi Saint est bien plus qu’un simple moment de commémoration : c’est une invitation à nous laisser toucher par le Christ ressuscité, à plonger au cœur du mystère pascal. La tentation pourrait être grande de vivre ces jours comme une pièce de théâtre dont nous connaissons déjà la fin—la Résurrection. Mais pour entrer pleinement dans le mystère pascal, il nous faut abandonner cette posture de spectateur et nous rendre disponibles à une expérience véritablement vivante.

Contempler le Christ dans sa mission salvatrice

Ainsi, plutôt que d’aborder ces événements fondateurs sous l’angle purement chronologique—la mort avant la résurrection—je propose une lecture plus profonde, une contemplation renouvelée du Christ ressuscité. Si nous commençons notre cheminement en nous tournant vers lui tel qu’il est aujourd’hui, vivant et présent à nos côtés, nous pourrons mieux percevoir le sens de ces trois jours et comprendre que sa Passion n’a jamais été un échec, mais bien l’expression ultime de l’amour divin.

Car oui, chaque jour, dans le monde entier, le Christ est encore bafoué lorsque l’homme est meurtri. Il demeure solidaire de nos peines, il porte avec nous les souffrances du monde. Le Jeudi Saint nous rappelle que notre foi ne se limite pas à un souvenir lointain, mais qu’elle nous interpelle aujourd’hui, dans notre réalité. C’est l’occasion de renouveler notre regard sur Jésus, de lui donner une place centrale dans nos vies et de lui confier nos blessures, nos doutes, nos espérances.

Redécouvrir le Christ sur notre chemin

Alors, pour nous préparer à entrer pleinement dans ces jours saints, pourquoi ne pas relire ensemble le récit des pèlerins d’Emmaüs ? Ce passage lumineux nous montre comment le Christ se révèle à nous sur la route, dans nos réalités concrètes, au cœur même de nos hésitations et de nos élans de foi.

Le mystère pascal est une traversée de la nuit vers la lumière, un passage de la peur vers l’espérance, de la mort à la vie. En méditant sur la présence du Christ aujourd’hui, nous accueillerons mieux demain la profondeur de sa Passion et comprendrons combien sa Résurrection est une victoire offerte à chacun de nous

Les disciples marchent, s’éloignant de Jérusalem. Leur route semble secondaire, presque sans but. Le texte ne s’attarde pas sur le village d’Emmaüs, car ce n’est pas tant la destination qui importe, mais bien la trajectoire des disciples. Jérusalem est le centre spirituel où s’est déroulé l’événement fondamental de la Passion et de la Résurrection. S’éloigner de cette ville, c’est s’éloigner de Dieu. C’est prendre une route qui, à première vue, paraît absurde, presque contraire au dessein divin. Pourtant, c’est sur cette route incertaine que va se révéler l’essentiel.

Les deux compagnons discutent des récents événements, tentant de trouver un sens à la mort brutale de celui qu’ils pensaient être un prophète. Ils sont encore plongés dans l’incompréhension, comme si leur foi vacillait devant l’horreur de la croix.

L’intervention du Christ

C’est alors qu’un étranger les rejoint. Luc, qui raconte l’épisode, sait qu’il s’agit de Jésus, mais les disciples, eux, ne le reconnaissent pas. Leurs yeux sont empêchés, comme voilés par le doute et la tristesse. (v.16) Qui est ce voyageur solitaire qui ose s’immiscer dans leur conversation ? Peut-être un vagabond, quelqu’un en quête d’échange ou de réconfort. À l’image des pauvres qui ont d’abord besoin d’être reconnus avant même de recevoir du pain, cet homme cherche d’abord à parler.

Ce visiteur inattendu ne les brusque pas, il les interroge simplement : « De quoi discutez-vous ? » (v.17). Mais sa question les arrête net, suspend leur marche. Étonnés, ils ne comprennent pas comment cet inconnu peut ignorer les événements qui ont bouleversé tout Jérusalem.

Un dialogue salvateur

L’incompréhension est mutuelle. Les disciples, persuadés que la mort de Jésus est une tragédie inexplicable, peinent à saisir sa portée. L’étranger, quant à lui, les pousse à parler, à exprimer leur trouble. Peu à peu, la discussion s’approfondit. Ils racontent leur espoir déçu : « Nous espérions qu’il serait celui qui délivrerait Israël » (v.21).

Mais ils n’ont pas encore perçu la vérité. Ils s’accrochent à une vision trop humaine, trop historique du Messie. À ce moment-là, ils ne comprennent pas que la Croix n’est pas un échec, mais l’accomplissement du salut. Jésus est vivant, mais leurs cœurs ne peuvent encore l’accueillir pleinement.

Ce récit est aussi une leçon pour nous aujourd’hui. Nous aussi, dans nos doutes et nos peines, nous marchons parfois sur des chemins incertains, éloignés du mystère de Dieu. Nous nous arrêtons aux apparences, croyant comprendre sans réellement voir. Et pourtant, le Christ est là, il chemine avec nous, même quand nous ne le reconnaissons pas.

Deux trajectoires, un même chemin

Les disciples et Jésus semblent évoluer sur des longueurs d’onde différentes. D’un côté, les deux compagnons, enfermés dans leur tristesse, discutent sans comprendre pleinement la portée de ce qu’ils ont vécu. De l’autre, Jésus, mystérieux visiteur, les rejoint avec douceur et patience. Pourtant, malgré cet écart, une relation va naître, lumineuse et transformatrice. Les disciples ne voient encore que l’extérieur des choses, tandis que Jésus les guide vers une compréhension intérieure et profonde.

Dans cette rencontre, l’essentiel ne réside pas dans l’apparence du Christ, mais bien dans ses paroles, dans sa manière d’éclairer le sens des événements. Leur difficulté à voir au-delà des faits bruts rappelle parfois celle des journalistes qui, pris par l’urgence de l’information, peinent à creuser la véritable signification des événements. Ici, les disciples croient savoir, mais ils passent à côté de l’essentiel.

L’interruption féconde

Lorsque Jésus leur demande de quoi ils parlent, leur surprise les immobilise. Ils ne comprennent pas comment quelqu’un pourrait ignorer ce qui vient de se dérouler à Jérusalem. Pourtant, loin d’être une simple ignorance, cette question est une porte ouverte. Elle les force à verbaliser leur douleur, leurs interrogations, leur désillusion.

Le vagabond ne se précipite pas pour leur révéler son identité. Il les écoute d’abord, les laisse exprimer leur désarroi. C’est en cela que réside la richesse de cette rencontre : les disciples, au lieu de s’enfermer dans leur tristesse, s’ouvrent au dialogue. Ils accueillent un inconnu sans savoir qu’il est celui qu’ils pleurent. Leur cœur est encore fermé à la révélation, mais il est disponible, prêt à être transformé.

L’importance du témoignage

Les disciples évoquent le rôle des femmes qui ont été les premières à annoncer la Résurrection. Elles ont vu des anges, elles ont transmis leur message, mais leur témoignage est accueilli avec scepticisme. Ici, on perçoit une opposition entre la spontanéité de leur foi et la prudence des hommes qui cherchent à vérifier les faits avant de croire. Pourtant, la parole des femmes porte une sensibilité unique : elles ont entendu les anges, ce qui suppose une réceptivité spirituelle particulière.

Les hommes, eux, mènent une enquête factuelle, mais leur démarche ne leur apporte rien de plus. Ils constatent l’absence du corps, mais ne parviennent pas à saisir la profondeur du message. Le doute les empêche de voir pleinement la lumière.

Le Christ comme pédagogue

Voyant leur lenteur à croire, Jésus entreprend de les instruire à nouveau. Il ne les blâme pas pour leur manque de foi, mais leur offre une catéchèse sur le sens des Écritures. Leur route, initialement absurde, prend un sens nouveau à travers ses paroles. Il leur montre que sa mort n’était pas un échec, mais une nécessité pour entrer dans la gloire divine. Il tisse un lien entre leur vécu et la logique du salut, entre la souffrance et la victoire de la Résurrection.

Arrivés à destination, Jésus feint de poursuivre son chemin. Il les laisse libres de s’éloigner ou de l’inviter à rester. Mais les disciples, sentant que son enseignement n’est pas terminé, le pressent de rester avec eux. Leur cœur commence à s’ouvrir.

L’acte révélateur

Ce n’est qu’au moment où Jésus rompt le pain que leurs yeux s’ouvrent enfin. Le geste eucharistique vient accomplir ce que les paroles seules ne pouvaient encore révéler pleinement. Ils reconnaissent le Christ à travers l’acte du partage, qui devient pour eux le signe incontestable de sa présence.

Mais au moment où ils le reconnaissent, il disparaît. Jésus ne se laisse pas posséder, il ne se laisse pas enfermer dans une certitude figée. Il invite plutôt les disciples à poursuivre leur propre chemin de foi, à comprendre son message non pas par sa présence physique, mais par le feu qu’il a allumé en eux.

Un retournement intérieur

Touchés par cette révélation, les disciples font demi-tour. Leur tristesse se transforme en joie, leur égarement en certitude. Ils retournent à Jérusalem, là où tout a commencé, avec un cœur brûlant.

Cet épisode nous rappelle que la vraie rencontre avec le Christ ne se fait pas seulement dans les lieux consacrés, mais aussi sur nos chemins de doutes et d’incertitude. Il vient à nous au détour de nos errances, il éclaire nos incompréhensions, et il nous invite à le reconnaître là où nous ne l’attendions pas.

Je vous invite à vivre pleinement les jours à venir : demain, vendredi, avec la passion ; samedi, dans le silence ; et dimanche, dans la joie de la résurrection et la confiance. »

Fr. Pierre Gabriel