« Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho… » Ceux qui ont eu la chance d’aller en Terre Sainte, connaissent le dénivelé de cette route, plus de de 1000 mètres, Jérusalem étant à 800 mètres d’altitude et Jéricho à près de 300 mètres en dessous du niveau de la mer, la ville la plus basse au monde. Aujourd’hui en Cisjordanie. Il descendait… C’est symboliquement à une plongée que les textes d’aujourd’hui nous appellent, ils nous invitent à descendre au-dedans de nous, là où bat notre désir et, où, en nous, bat celui de Dieu. Là où sa voix se fait entendre si du moins nous sommes prêts à l’écouter.
C’est bien le sens de la 1ère lecture. La Loi du Seigneur, dit le texte du Deutéronome, n’est pas dans les cieux, ni au-delà des mers, « mais tout près de toi, dans la bouche et dans le cœur ». Et cette Loi « n’est pas au-dessus de tes forces ni hors d’atteinte ». Elle est donc pour tous, accessible à tous. Ce n’est pas un idéal à atteindre, mais une voix à écouter et à mettre en pratique. C’est ainsi que nous serons heureux. C’est la grande leçon du Deutéronome, son fil rouge. Une Loi pour la Vie et le bonheur, à mettre en œuvre dans le quotidien des jours.
Dans l’Evangile, Jésus s’inscrit dans cette perspective d’une Loi intériorisée, présente donc dans le Deutéronome et chez les prophètes, qui vont rappeler à temps et à contretemps la préférence de Dieu pour les circoncis du cœur plutôt que pour ceux qui observent scrupuleusement les préceptes de la Loi, mais dont le cœur s’est éloigné de Dieu. C’est l’enjeu de la parabole d’aujourd’hui. Le légiste, qui veut mettre Jésus à l’épreuve, se verra bousculé dans son interprétation de la Loi en jouxtant le verset du Deutéronome et celui du Lévitique (19, 18) : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force, de toute ton intelligence (on oublie souvent de mentionner cet aspect !), et ton prochain comme toi-même. » Jésus lui donne raison : « Fais ainsi et tu vivras ! »
Mais le docteur de la Loi ne veut pas abandonner la partie. Mal lui en prend car la question qu’il pose – Qui est mon prochain ?-, tout à fait légitime, conduit Jésus à lui raconter une parabole qui le mettra en porte à faux par rapport à l’interprétation traditionnelle des doctes de la Loi. La parabole, en effet, est limpide dans sa double provocation : 1/ Jésus condamne l’attitude des gardiens du Temple, le prêtre et le lévite, qui voient l’homme blessé au bord de la route et s’en détournent. 2/ C’est quelqu’un appartenant à un peuple discrédité, méprisé, exclu, que Jésus prend comme exemple de miséricorde et de mansuétude, introduisant ainsi un écart de taille dans la conception de la loi d’amour du prochain, qui s’élargit désormais à tous les hommes.
Relisant ce récit tellement connu qu’on en oublierait le côté subversif, j’ai pensé au contentieux qui a opposé J.D. Vance, vice-président des EU, et le pape François, puis le pape Léon XIV, à propos de la nouvelle loi sur l’immigration de Donald Trump. Il justifiait sa politique migratoire en recourant à ce qu’il croyait relever du concept augustinien de l’ordo amoris, de la hiérarchie dans l’amour : « Vous aimez votre famille, puis votre voisin, puis votre communauté, puis vos concitoyens…Après cela, vous pouvez vous concentrer sur le reste du monde.» Immédiatement, François, suivi par Léon XIV, évoqua dans sa lettre aux évêques des EU, la fraternité ouverte et inclusive du Samaritain de l’Evangile.
En fait, la perspective du Christ, présentée sous forme de question, qui ne souffrait pas d’autre réponse que celle donnée sans doute malgré lui par le légiste, est sans appel : « Lequel a été le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits ? » C’est un renversement radical : le prochain, c’est celui dont je me fais proche, qu’il soit de ma communauté d’appartenance ou non. Ce n’est pas moi qui choisis, mais je me laisse interpeller par son appel. « L’autre me fait loi », disait Levinas.
La question est redoutable car elle est sans fin et nous sommes limités. Nous sommes interdépendants les uns des autres. Etre pour l’autre un prochain, c’est accepter de s’impliquer. Cela peut passer par le fait d’être ému aux entrailles, comme pour le Samaritain. Mais lorsqu’aucune émotion ne nous pousse vers l’autre ou que nous rechignons parce que l’autre dans le besoin ne nous plaît pas trop, c’est la loi de Dieu qui nous convoque et nous invite à apporter une réponse appropriée et ajustée à nos limites. Nous ne devons pas faire tout, tout seuls ! Ici le Samaritain prend tout en charge lui-même. Dans bien des cas, il est probablement plus opportun de répondre à plusieurs, en communauté ou au sein d’une organisation. En tout cas, ne pas passer outre ni se détourner.
La question du prochain est redoutable aussi parce que les dérives ne sont pas loin : une arrogance dans le don, un attachement excessif, un pouvoir démesuré et aliénant, malsain parfois. Désintéressé, le Samaritain fait ce qu’il faut, puis se retire. Qu’il y ait toutefois des liens qui se tissent, pourquoi pas, c’est heureux, mais restons vigilants et humbles. Et, surtout, descendant en nous-mêmes dans la vérité de notre être, rappelons-nous que les temps ou le cours de la vie peuvent changer, les rôles basculer : nous pouvons aussi être l’homme blessé, souffrant, dans le besoin.
Marie-Pierre Polis
Lectures : Dt 30, 10-14 ; Ps 68 (14,17,30-31, 33-34, 36ab. 37) ; Col 1,15-20 ; Lc 10, 25-37
