La Trinité n’est pas, comme on pourrait le croire, un concept théologique qui réduirait notre Dieu à un simple objet d’étude.  Derrière ce mot se cache plutôt une expérience vécue, une rencontre et même, pour tout dire, un chemin :  celui d’un Dieu qui s’approche, et celui d’une humanité qui s’ouvre à ce qui touche au plus sacré de son existence, au cœur de son cœur.

Si vous avez l’occasion de contempler une des images les plus célèbres qui illustre le mystère de la Trinité -la fameuse icône « écrite » par l’iconographe Andreï Roublev au début du XVe siècle-, vous verrez qu’elle est tout entière mouvement, dialogue évoqué par le jeu des visages et par les gestes des mains des trois personnages, tandis que les lignes de fuite d’une savante perspective inversée, les propulsent littéralement vers le spectateur invité ainsi à les accueillir, et même, à prendre place à leur table.

Car notre Dieu n’est pas statique.  Il n’est pas enfermé dans le secret de son être inaccessible,  solitaire, jalousement replié sur lui-même et lointain.  Bien au contraire !  Il est tout entier audace et risque, sortie de sa Transcendance pour engendrer et pour aimer un autre que lui, mise au monde d’une altérité à chérir qui n’est ni une marionnette dont il tirerait les ficelles, ni la prisonnière d’un déterminisme impossible à dépasser.

La Bible révèle un Dieu de la rencontre et de l’Alliance, un Dieu qui nous porte à l’existence et qui désire se laisser porter par sa petite créature.  Un Dieu Père qui nous engendre, mais qui nous appelle aussi à le mettre au monde à notre tour au cœur de notre humanité, à lui donner un espace chez nous :  pourrait-il être véritablement notre Père sans nous, sans l’offrande que nous pouvons lui faire de notre humanité ?  La Bible révèle un Dieu de la confiance et de la fidélité.

Dieu est Père, trouvant sa joie –et parfois sa souffrance aussi- dans ses enfants, comme tout père qui se respecte…  Fou d’amour pour ses petits, d’un amour inconditionnel, sans pourquoi ni justification.  Et ce regard passionné, gratuit, non quantifié, posé sur chacun, sans exception, sans exclusion, dit le sens infini de toute existence humaine, fût-ce la plus misérable, la plus faible, la plus précaire.  Chaque personne est incommensurablement précieuse, y compris la plus tordue à nos yeux, celle que parfois nous souhaiterions éliminer, car trop inhumaine selon nos critères –qui, finalement, ne sont pas ceux de notre Dieu-Père-.

Dieu est Fils, présence incarnée du divin au milieu des hommes, assumant littéralement notre humanité et la transfigurant.  Comme le dit le psaume 21, il révèle un Dieu « qui n’est pas dégoûté de la pauvreté du pauvre », mais qui, au contraire, vient la partager.  Comme le dit encore l’Ecriture, il incarne cette Présence divine qui aime voisiner au milieu des hommes, de sorte que ce n’est plus tout à fait dans le ciel –hors de portée- qu’il faut le chercher, mais ici, chez nous, où il fait son palais préféré :  il est un peu fou, ne trouvez-vous pas ?  Il donne chair à la Parole du Père, et au cœur d’un monde inachevé, il manifeste le « déjà là » d’un Royaume qu’il vient inaugurer.  Premier-né de toute créature, il fait de nous ses frères, qu’il ouvre à un nouveau possible.  Il nous introduit dans la demeure de ce qui est éternel, aujourd’hui si nous écoutons sa voix, selon une citation du psaume 94.

Dieu est Esprit.  Il est Souffle, pour reprendre le mot hébreu.  Et si je suis cohérent avec le mot hébreu, je dois ajouter :  il est mère !  Car « souffle », c’est féminin dans les langues sémitiques…  Il est flambée, incandescence, et il est également eau (j’ai choisi trois mots au féminin, remarquez !).  Regardons cela d’un peu plus près.  La décoration florale de Frère Beto est une splendide méditation de ces deux aspects de Celui que nous nommons « Esprit ».  D’un côté, le buisson ardent et son pétillement d’étincelles, et de l’autre, l’abîme primitif compliqué, désordonné, violent, du récit de la Genèse, que la teinte bleue d’une eau douce vient pacifier et apaiser :  L’Esprit, de sa main maternelle, met de l’ordre, assume le tohu-bohu originel pour en faire une source vive.

Au chapitre trois du livre de l’Exode, nous voyons donc Moïse s’approcher d’un curieux spectacle :  un fourré inextricable, au milieu duquel virevolte une flamme étincelante.  Deux choses sont dites à ce propos.  Premièrement, Moïse, pour s’avancer, doit retirer ses sandales.  Le texte nous précise qu’il « se tient sur une argile de sainteté ».  L’argile, dans les textes bibliques, c’est la matière dont l’homme est façonné.  En d’autres termes, Moïse doit reprendre contact avec la terre « sainte » de son humanité.  « Sainte », c’est à dire :  qui se sépare de son existence quotidienne et routinière, qui retrouve le parfum d’une autre brise, qui retrouve le murmure d’un autre chant, qui retrouve, au plus secret de son âme, le chemin de la chambre nuptiale où le bien aimé l’appelle :  « Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens ! »

Et puis, Moïse constate le caractère étrange de ce feu surprenant :  il ne consume pas le buisson.  Mais je préfère une traduction plus littérale :  le feu ne mange pas le buisson.  L’incandescence qui habite le cœur du buisson, laisse celui-ci intact.  Manger, en hébreu, décrit une relation où l’autre disparaît, où l’autre est anéanti.  Ce qui brûle dans le buisson, illumine sans prendre la place ni déposséder, sans détruire.  L’Esprit de Sainteté rend brillant et resplendissant l’homme qui l’accueille.  Il vient réveiller l’étincelle et la force d’audace qui sommeille en chacun de nous, il nous fait exister là où il vaut la peine d’exister.  Il nous redonne à nous-mêmes.

Revenons aux premières lignes du livre de la Genèse, lorsque, nous dit-on, « l’Esprit de Dieu planait sur la surface des eaux ».  Il s’agit bien du souffle, de la brise féminine qui vient « remuer avec tendresse » le chaos des origines, selon une autre traduction du verbe « planer », donnée par le dictionnaire des racines hébraïques, à la page 460.  Mais, au lieu de planer ou de remuer tendrement, le mot rare utilisé dans ce texte, peut encore s’interpréter par « couver ».  Le souffle de la Présence divine vient couver, et non plus la simple « surface » des eaux, mais, littéralement, leurs visages.  En d’autres termes, l’Esprit est ici mise au monde d’un univers à figure humaine (et divine ?).  En faisant passer doucement son souffle maternel sur cet abîme où tout s’entrechoque, sur ce tohu-bohu, dévastation vide et sans repères, l’Esprit lui donne une capacité de conversation et de relation, ce qui est le sens du mot « visages » en hébreu.  Une eau calme et bleue apparaît, un univers sans violence, qui ouvre, sous la voûte céleste, l’espace généreux d’un dialogue créateur de vie.

C’est le secret de l’écologie biblique !  Chaque fois que nous donnons la parole à notre environnement et que nous construisons avec lui un échange fraternel, chaque fois que nous faisons de lui un ami et non un esclave, nous offrons à l’Esprit de sainteté une chance de continuer aujourd’hui à en faire émerger les visages.  Et sûrement, l’horizon messianique que nous a fait découvrir Jésus, se rapproche un petit peu.

Frère Etienne

Lectures : Pr 8, 22-31 ; Rm 5, 1-5 ; Jn 16, 12-15

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