17082025

Les paroles de Jésus dans l’évangile que nous venons d’entendre, contrastent assez nettement avec l’image d’un messie « doux et humble de cœur » tel que beaucoup aiment l’imaginer, un Jésus assez sucré, en somme, gentil et prêt à tout pardonner, même l’impardonnable, sans autre exigence de réparation  (je veux être honnête :  du moment qu’on ne soit pas la victime !…Car alors, le discours change quelque peu…).  En tout cas, Jésus exprime ici qu’il a conscience que son message de paix et d’amour, loin de faire l’unanimité, suscite au contraire de vives réactions, comme s’il avait mis le doigt, pour certains du moins, sur ce qu’on ne peut tout simplement pas accepter.

Mais quand même, le propos est rude :  « Je suis venu apporter un feu. »  Et encore :  « Pensez-vous que je sois venu mettre la paix sur la terre ? ».

Et le texte du livre de Jérémie, à son tour, nous ramène à une situation particulièrement difficile, celle des derniers jours du petit royaume de Juda confronté à son puissant voisin, l’empire babylonien.  Jérémie, accusé de démoraliser les habitants et les défenseurs de Jérusalem assiégée :  est-ce possible ?  Lui, un prophète du Dieu de l’Alliance, du Dieu qui est censé protéger les siens contre tout danger !  Jérémie peut-il annoncer la défaite du peuple choisi par ce Dieu-là ?

Jésus comme Jérémie est confronté au rejet d’une parole qui ne cadre pas avec ce que ses auditeurs rêvent d’entendre.  Jésus comme Jérémie met en question une image de Dieu qui n’est jamais que l’expression du désir –aussi justifié soit-il- de ceux qui refusent d’accueillir un autre point de vue que le leur.  Jésus comme Jérémie conteste la représentation d’un Dieu qui devrait finalement se soumettre aux attentes et aux convenances de l’homme.

Dans ces deux textes, on comprend que Jésus comme Jérémie ébranle des certitudes auxquelles beaucoup de leurs contemporains se rattachent désespérément comme à une ultime bouée de sauvetage.  La parole prophétique vient déconstruire des évidences, mais en outre, elle vient questionner le désir même de ceux qui attendaient de leur Dieu à eux une autre réponse.  Question redoutable :  quelle est la part du désir de l’homme dans l’image de Dieu qu’il se construit ?  Et, tant du côté de Jérémie que du côté de Jésus, surgit une véritable énigme :  le Dieu qui a fait Alliance avec les hébreux, leur Dieu à eux, si je puis dire, peut-il laisser son peuple échouer et peut-il échouer lui-même ?

C’est bien un autre Dieu qui apparaît ici :  non pas un être suprême à la mesure de l’homme, un « tout-puissant » comme on aimerait l’être soi-même secrètement peut-être.  Celui qui vient, c’est le Transcendant, « l’Au-delà de tout » ainsi que le nomme Grégoire de Nazianze, un des pères de l’Eglise parmi les plus importants du IVe siècle.  A chaque occasion, ce Dieu-là vient ébranler.  Il provoque un déplacement et nous oblige à changer notre regard.  Un Dieu bon ?  Sans aucun doute, mais peut-être pas « bon » comme on l’imaginerait si facilement…

Ce Dieu-là résiste.  Il est immunisé contre la volonté de puissance, selon un des mots hébreux pour dire qu’il est « fort ».  Il n’arrange pas le réel pour le soumettre au désir immédiat qui habite le cœur de l’homme.  Un Dieu de tendresse ?  Oui, sans aucun doute, une vraie tendresse toutefois, pas une tendresse lisse et sirupeuse, mais une tendresse exigeante et rude à l’occasion.  Pas une tendresse de la solution à bon marché, une tendresse narcissique en quelque sorte, mais le regard qui jaillit d’un cœur brûlant d’un amour infini, offrant à chacun dignité et liberté, faisant de chacun quelqu’un, mettant chacun debout pour un dialogue ouvert à tous les possibles.  C’est dans un univers nouveau que ce Dieu-là nous invite à entrer :  il fait sortir d’un réel délirant et d’une logique à courte vue qui ne comprend que la seule loi de la violence et du rapport de force, comme dans cette chanson de Guy Béart :  « le témoin a dit la vérité, il doit être exécuté ! »

Le Dieu de l’Alliance est celui qui rend au monde sa capacité de faire histoire et qui l’ouvre à nouveau là où tout semble sans espoir.  La Jérusalem de Jérémie, sur le point d’être conquise par une armée puissante à laquelle il est vain de s’opposer, et Jésus, dont l’aventure est sur le point de se terminer tragiquement sur la croix :  peut-on faire confiance à ce prophète-là, peut-on faire confiance à ce messie-là ?  C’est pourtant là que le visage du « Tout Autre » se donne à contempler, et que sa logique paradoxale dévoile sa fécondité.

Un détail m’interpelle encore dans le texte du livre de Jérémie que nous venons d’entendre :  la personne qui relance l’appel éthique, la personne qui ne peut accepter ce qu’on fait à Jérémie, qui ne peut accepter qu’on le réduise au silence, même si ce qu’il dit ne plaît pas ou, pire encore, même s’il décourage tout le monde par ses paroles, en proclamant que tout est perdu, quels que soient les efforts de ceux qui combattent pour ne pas mourir, la personne donc qui fait preuve d’une véritable humanité dans cette situation sans issue, n’est pas un habitant de Jérusalem, ni même un hébreu.  Eved-Melekh est Ethiopien !  Bref, un étranger.  J’aime beaucoup cela.  Pour moi aujourd’hui, cela signifie ceci :  Suis-je capable d’entendre ce que l’Esprit murmure au creux de l’oreille, même si cela vient de ceux « qui ne sont pas de chez nous », comme on dit ?  Qu’ai-je à entendre de l’autre ?  Je raffole de cette sorte de clins d’yeux taquins que multiplie si volontiers le Dieu de la vie.

Fère Etienne

Ô Toi l’au-delà de tout,
Comment t’appeler d’un autre nom ?
Quelle hymne peut te chanter ?
aucun mot ne t’exprime.
Quel esprit te saisir ?
nulle intelligence ne te conçoit.
Seul, tu es ineffable ;
tout ce qui se dit est sorti de toi.
Seul, tu es inconnaissable ;
tout ce qui se pense est sorti de toi.
Tous les êtres te célèbrent,
ceux qui te parlent et ceux qui sont muets.
Tous les êtres te rendent hommage,
ceux qui pensent
comme ceux qui ne pensent pas.
L’universel désir, le gémissement de tous
aspire vers toi.
Tout ce qui existe te prie
et vers toi tout être qui sait lire ton univers
fait monter un hymne de silence.
Tout ce qui demeure, demeure en toi seul.
Le mouvement de l’univers déferle en toi.
De tous les êtres tu es la fin,
tu es unique.
Tu es chacun et tu n’es aucun.
Tu n’es pas un être seul, tu n’es pas l’ensemble :
Tu as tous les noms,
comment t’appellerais-je ?
Toi, le seul qu’on ne peut nommer ;
quel esprit céleste pourra pénétrer les nuées
qui voilent le ciel lui-même ?
Aie pitié, ô Toi, l’au-delà de tout ;
comment t’appeler d’un autre nom ?

GREGOIRE DE NAZIANZE. (329-390)
Recueilli dans Dieu et ses poètes, par Pierre Haïat,
Desclée de Brouwer, 1987.

Lectures : Jr 38, 4-6.8-10 ; He 12, 1-4 ; Lc 12, 49-53

© 2025 - Monastère Saint-Remacle de Wavreumont

Nous suivre :  -