Mais qui sont ces Amalécites dont fait mention la première lecture de ce jour ? En savoir un peu plus sur eux permettra sans doute d’avoir une meilleure compréhension de ce qui se joue dans ce texte. L’archéologie ne nous renseigne pas beaucoup. On dirait qu’à côté de noms prestigieux bien connus des chercheurs, certains restent tellement ignorés qu’on se demande s’ils ont vraiment existé autre part que dans les textes bibliques qui les mentionnent. Peut-être que derrière un fait historique, la Bible souhaite nous faire entendre autre chose, nous transmettre un message qui peut encore nous concerner aujourd’hui. C’est comme une parabole, c’est comme une devinette ou un conte. Une petite recherche s’impose donc ici.
Amaleq est le nom du petit fils d’Esaü le frère de Jacob à l’époque des patriarches. Il faut revenir au livre de la Genèse, au chapitre 36, verset 12. Jusqu’ici, rien de bien particulier, et rien ne peut préfigurer ce que nous allons rencontrer dans l’épisode que nous relate la lecture de ce jour. Esaü et Jacob sont deux frères jumeaux, mais en même temps ils sont très différents. La Bible nous les décrit comme deux personnages indépendants, ayant chacun son histoire, deux personnages antagonistes également. Mais peut-être pourrions-nous aller plus loin et découvrir en eux quelque chose qui nous est intérieur, comme deux aspects, deux tendances, deux particularité qui constituent toute personnalité humaine. Peut-être que tout le monde a en lui un Esaü et un Jacob.
Esaü est l’homme de l’extérieur et de la force. Il parcourt les grandes étendues et il chasse. Dès la naissance, il porte un double nom : le sien, Esaü, mais aussi Edom, le roux ou le rouge, car il est né coiffé, comme on dit, nanti d’une abondante chevelure rousse. Pour certains commentaires, cela signifie deux choses : d’une part, il va s’arrêter aux apparences extérieures (la couleur), et d’autre part, il n’évolue pas, car c’est dès la naissance qu’il porte son double nom. Attention : à priori, on ne voit là rien de mauvais. Ce sont des traits de caractère comme il peut en exister partout.
Jacob, le frère d’Esaü, est l’homme de l’intériorité. Il reste sous la tente. La signification de son nom est riche de sens : « il supplante », mais encore : « il va et perçoit jusqu’au bout ». C’est un roublard capable de tromper son monde, mais c’est aussi celui qui peut suivre et voir ce qui lui arrive en en saisissant tous les enjeux. Il n’en reste pas à l’immédiateté de ce qui se présente à lui. Lui aussi recevra un deuxième nom, Israël, mais beaucoup plus tard. Tout ne lui est pas donné d’emblée, il devra faire un long chemin pour découvrir finalement qui il est, et même alors, rien ne sera terminé : il oscillera toujours entre ses deux noms, Jacob et Israël, comme s’il devait mener son combat intérieur jusqu’à son dernier jour. Il deviendra riche, sans doute, mais il restera toujours fragile. Il apprendra à rendre à son frère ce qu’il lui avait pris, mais la réconciliation qui interviendra ne cicatrisera jamais vraiment la déchirure qu’il avait causée. C’est l’homme du chemin et du risque : tout n’est pas définitivement fixé d’emblée, tout peut évoluer. C’est –je l’ai dit- l’homme qui discerne au-delà des apparences. Et surtout : c’est l’homme qui a construit sa vie sur une promesse plutôt que sur un acquis, et qui est donc capable à chaque étape, d’ouvrir une histoire neuve.
Revenons à notre texte. Les fils d’Israël ont maintenant quitté l’Egypte, où ils ont vécu pendant des années et où ils ont connu un dur esclavage. Sont-ils libres ? Oui sans doute, au milieu d’un chemin désertique et laborieux où les guide le Dieu de l’Alliance qui les a fait sortir du pays de leur oppression. Mais la confiance est difficile : ils n’ont jamais connu que l’esclavage, comment pourraient-ils comprendre ce que signifie cette liberté qui leur est maintenant offerte ? Ils se remettent donc en route, une fois de plus, sur ce long sentier entre confiance et doute. Certains prennent les devants, d’autre sont à la queue, et suivent avec peine. Et c’est ici précisément qu’Amaleq surgit, et c’est précisément à ces traînards qu’il s’en prend, autrement dit, à la partie la plus faible de ce peuple qui nomadise au milieu d’une redoutable aridité.
Amaleq, c’est la force qui s’en prend au plus faible et qui l’écrase tout simplement parce qu’il est faible et que c’est plus facile. C’est la force qui jouit de sa capacité de s’imposer, sans même avoir besoin de se justifier. C’est pire que l’esclavage qu’ont vécu les fils d’Israël en Egypte, et où ils voudront d’ailleurs retourner dans leurs moments de découragement, car là au moins, tout cela avait un objectif, tandis qu’ici, il n’y a rien. C’est la puissance qui broie et se transforme en absolu, et ne laisse plus aucune chance à cet infini qui appelle sans cesse à ouvrir un chemin de vie nouvelle. C’est ce qu’Esaü peut engendrer : une immobilité figée -tout à été dit- et l’apparence qui prétend définir tout le réel sans qu’une nouvelle parole soit encore possible. En somme, réduire l’autre au silence. L’autre extérieur, comme le raconte notre lecture, mais l’autre intérieur aussi : ce qui en chacun fait obstacle au courant fragile et pourtant si fécond de la vie, ce qui interdit la nouvelle parole…
C’est ici que débouche la prière, comme un dynamisme de combat contre ce qui éteint la petite étincelle luisant au fond du cœur. Mais d’autre part, je vais être paradoxal : sans Amaleq, aurions-nous pu rencontrer Moïse en prière ? En tout cas, je dois vous dire que l’image de Moïse –le grand, l’immense Moïse, sur la parole de qui tout un peuple se constitue, se construit et arrive à exister- incapable de garder ses bras levés sans l’aide de ses compagnons, cela me plaît et me touche énormément ! Moïse fragile, comme l’appelle Jean Christophe Attias[1] : cela situe les choses de manière plus juste. Seul, il ne peut pas tenir. Je me le dis pour moi aussi –à ma toute petite place, bien sûr- : seul, je ne peux pas tenir. sans vous, je ne peux pas tenir. Mais n’en sommes-nous pas tous là ?
En guise de dessert, laissez-moi vous offrir un petit poème de sagesse chinoise ancienne, qui à sa manière rejoint ces quelques réflexions. C’est le numéro 27 du Tao Te King, le petit livre de Lao Tseu[2], à peu près contemporain du texte que nous venons d’étudier :
Un bon voyageur n’a pas de plans fixes
et n’est pas tendu vers l’arrivée.
Un bon artiste laisse son intuition
le mener là où elle le souhaite.
Un bon scientifique s’est libéré des concepts
et garde l’esprit ouvert à ce qui est.
Ainsi le Maître est disponible pour tous
et ne rejette personne.
Il est prêt à tirer parti de toutes les situations
et ne gâche rien.
Cela s’appelle incarner la lumière.
Qu’est-ce qu’un homme bon
sinon un exemple pour l’homme mauvais ?
Qu’est-ce qu’un homme mauvais
sinon une opportunité pour l’homme bon ?
Si tu ne comprends pas cela, tu te perdras,
aussi intelligent sois-tu.
C’est le grand secret.
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[1] Jean-Christophe Attias. Moïse fragile. Alma éditeur, Paris 2015.
[2] Tao Te King, un voyage illustré. Traduction : Stephen Mitchell. Synchronique editions. Hong Kong 2008.
Frère Etienne
Lectures : Ex 17, 8-13 ; 2 Tm 3, 14 – 4, 2 ; Lc 18, 1-8
