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En ce premier dimanche de Carême, j’aimerais vous parler d’une pratique qui est traditionnellement associée à ce temps liturgique : le jeûne. C’est un sujet délicat. En effet, dans nos sociétés d’abondance, l’idée de se restreindre provoque chez beaucoup un certain scepticisme, voire de la peur, tandis que dans les nombreux pays du monde où l’on manque de nourriture, on vous répondra qu’on ne voit pas pourquoi on devrait jeûner, puisqu’on ne mange quand même jamais vraiment à sa faim.

Nous venons d’entendre le récit de la retraite de Jésus au désert durant quarante jours, pendant lesquels il n’a rien mangé. Ce texte nous parle de différentes faims, celle de pain, bien sûr, mais aussi celle de toute parole qui vient de la bouche de Dieu. N’oublions pas non plus cette faim redoutable qui se profile dans l’ombre, et à laquelle le démon confronte Jésus : la faim du pouvoir, celle qui met Dieu à son service et qui finit par se soumettre au démon lui même. C’est comme si ce jeûne de Jésus venait lui révéler toutes les faims qui vont le harceler durant sa vie publique. Nous avons ces jours-ci dans un pays voisin, un exemple des plus meurtriers et des plus douloureux de ce que ces faims démoniaques peuvent provoquer. L’élan de solidarité, matériel comme spirituel, en faveur des victimes de la guerre d’agression qui ravage l’Ukraine, est à mon sens une façon importante d’illustrer et d’élargir ma réflexion.

Lors de l’eucharistie du mercredi des Cendres, on a lu le beau texte du prophète Joël, qui fait du temps du jeûne celui où nous sommes invités à déchirer non pas nos vêtements, mais notre cœur. Comme toujours, les prophètes ont horreur de ce formalisme religieux qui réduit la vie spirituelle à un ritualisme presque magique désireux d’acheter la faveur divine par une quantité de prières ou par une ascèse supposée plaire à Dieu, mais qui se garde bien de transformer quoi que ce soit dans la vie. Le jeûne ne devient donc intéressant que par rapport à la démarche et à l’ouverture où il prend place. En d’autres termes : quelle est son intention ? Que cherche-t-il ? S’il est vu comme une condition pour obtenir la bienveillance de l’administration divine, il devient sans intérêt et peut même avoir l’effet inverse de ce qu’on en attend. Notre Dieu, c’est celui de l’amour sans conditions.

Isaïe, dans le célèbre texte du chapitre 58 de son livre, révèle une dimension essentielle du jeûne, une ouverture indispensable et définitive pour bien le situer. En voici un petit extrait : « N’est-ce pas cela le jeûne que je choisis : ouvrir les nœuds du crime, délier les faisceaux de l’entrave, renvoyer libres les opprimés (…) N’est-ce pas partager ton pain pour l’affamé, faire venir chez toi les humiliés (…) ? Alors, ta lumière jaillira comme l’aube (…) ta justice ira en faces de toi, la gloire de IHVH te rassemblera. » Ici, nous voyons clairement que le jeûne n’est pas une affaire privée. Aux yeux de notre Dieu, il ne se justifie et ne prend toute sa valeur –et quelle valeur !- que dans l’engagement pour un monde différent, celui où le plus petit, l’humilié, est pris en compte et redevient pleinement un frère en humanité. Le jeûne trouve sa place là où se vit la solidarité, et, suis-je tenté d’ajouter, pas seulement la solidarité, mais plus encore, la justice, la vraie, la remise en route d’une véritable et généreuse logique de vie, une authentique responsabilité, enfin !

Pardonnez ma petite marotte, de vouloir à tout propos mettre de l’hébreu dans mes commentaires, mais il me semble que, cette fois encore, cela peut éclairer la question du jeûne d’une manière plus complète. Mais soyez tranquilles, ce ne sera pas long et, qui sait, peut-être pas compliqué non plus, même si c’est… de l’hébreu ! La tradition mystique juive voit Dieu comme Celui qui sait se retirer pour faire place à sa créature, pour qu’elle puisse vraiment advenir à son être. Ce retrait est vu comme un acte d’amour qui ouvre un espace pour que l’autre puisse exister. Il rend possible une vraie rencontre et offre la distance nécessaire pour s’émerveiller de la différence de celui qu’on a face à soi, et pour se parler. En hébreu, cela se nomme « tsimtsoum » (צימצום )

Voyez-vous, le mot « jeûne » en hébreu est construit sur la même racine. Cela se prononce « tsom » (צום ). En d’autres termes, cela signifie déjà qu’il y a un rapport étroit entre ce retrait divin et le fait de jeûner. C’est comme si le jeûne participait de l’acte créateur de notre Dieu. Car le Dieu de l’Alliance n’est pas une divinité boulimique, comme le Moloch des carthaginois, avide de dévorer les victimes qu’on lui apporte pour l’apaiser. Au contraire, il se fait petit, il fait de la place, il invente par son retrait le moyen de nous faire grandir et de devenir qui nous avons à être : un « je » pleinement assumé, capable d’entrer dans la relation avec le « tu » divin qui nous regarde amoureusement et accepte de se laisser surprendre. Ce repli du jeûne, c’est plus que de donner une place à l’autre chez soi. C’est proprement reculer, refuser de devenir soi-même une sorte de « je » omnipotent qui occupe tout le terrain. C’est faire de celui qui se tient devant moi, à son tour un « je » singulier en bonne et due forme, comme il le veut, lui, même si ce n’est pas conforme à mon souhait. C’est un effacement qui contient le risque d’une authentique création.

Le jeûne biblique ne peut donc pas se comprendre hors de cette relation créatrice qu’on peut nommer Alliance, qui fait de chacun un sujet, pas un objet. Mais j’aimerais maintenant conclure par une réflexion trouvée dans les écrits du Mahatma Gandhi.

Gandhi situe le jeûne dans la relation d’un maître avec son disciple, et plus particulièrement quand le disciple est pris en faute. Et ce sera de la même manière qu’il utilisera le jeûne dans le cadre de son action politique. Il voit la responsabilité du maître engagée dans les manquements de ses disciples, et il estime que c’est donc lui, le maître, qui doit s’imposer le remède radical du jeûne. Mais cela n’agit pas mécaniquement : il faut un discernement. Écoutons Gandhi : « Le jeûne présuppose la clarté de la vision et une bonne préparation spirituelle. Lorsqu’il n’y a pas d’amour véritable entre le maître et l’élève (…) le jeûne est déplacé et peut même se révéler nuisible. » Dans l’exemple qu’il donne à ce propos, Gandhi explique : « Je compris que la seule façon d’amener les coupables à prendre conscience de mon désespoir et de la gravité de leur effondrement consistait à faire pénitence. Ainsi, je m’imposai un jeûne de sept jours (…). La colère contre les coupables disparut et céda la place à la pitié la plus pure (…). Ma pénitence fit de la peine à tous mais clarifia l’atmosphère (…). Tout le monde finit par comprendre (…) et le lien qui m’unissait aux jeunes gens (qui avaient fauté) devint plus solide et plus vrai.[1] »

Que ce temps de Carême fasse grandir en nos cœurs ce même amour responsable, pour qu’advienne enfin le monde dont rêvait Isaïe, lorsque les peuples « forgeront leurs épées en socs, leurs lances en faucilles, lorsqu’une nation ne portera plus l’épée contre une autre nation et qu’elles n’apprendront plus la guerre. » Et, nous crie alors le vieux prophète : « Allez, marchons dans la lumière du Seigneur ![2] »

[1] M.K. Gandhi. Résistance non violente. 2ditions Buchet/Chastel Paris 1986. Pages 254-255

[2] Isaïe 2, 4-5

Fr. Étienne Demoulin

Lectures de la messe :
Dt 26, 4-10
Ps 90 (91), 1-2, 10-11, 12-13, 14-15ab
Rm 10, 8-13
Lc 4, 1-13

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