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Amené à commenter cet évangile il y a quelque cinquante ans, le curé de la paroisse que je fréquentais alors, zu Arel op der Knipchen, avait introduit son homélie par une petite histoire. Un homme tombe à l’eau. Par bonheur, un passant l’aperçoit, se jette à l’eau à son tour, réussit à grand peine à le ramener vivant sur la berge. L’autre finit par rouvrir les yeux, aperçoit son bienfaiteur et lui dit : « Où est ma casquette ? »

Suivait le sermon que vous pouvez imaginer sur la reconnaissance et l’ingratitude, que semblent incarner dans notre évangile le Samaritain et les neuf autres lépreux. Le Syrien de la première lecture, lui aussi un étranger, rebrousse chemin pareillement pour venir dire merci. Exemple à suivre. Le procédé de mon curé a fait ses preuves, puisque je l’ai retenu. Et il est bien possible que vous aussi, vous ne retiendrez de mon homélie de ce matin que l’histoire de la casquette.

Pourtant, il me semble que la portée de l’évangile est différente, que ce n’est pas d’abord une leçon de savoir-vivre. Reprenons. Dix lépreux cheminent ensemble. Ils viennent à la rencontre de Jésus, mais, bien éduqués, s’arrêtent à distance. Luc ne nous dit pas tout de suite que ce groupe est remarquable. Il y a parmi eux un Samaritain. La lèpre exclut ces hommes de la société, ils vivent à distance, mais leur commune infection les rapproche les uns des autres. Ils ne s’excluent pas entre eux. Les appartenances religieuses qui divisent leurs compatriotes ne les atteignent plus. La maladie les a rendus solidaires.

Jésus leur dit d’aller se montrer au prêtre. C’est un peu anticiper les choses. La loi dit que le lépreux doit aller se montrer au prêtre après sa guérison, pour la faire constater. Ordonner à ceux-ci d’y aller sans plus attendre, c’est leur dire : « Faites comme si c’était fait. » Ils font confiance à cette parole surprenante et sont en effet purifiés avant d’arriver à destination. Les Juifs poursuivent leur route, non par ingratitude, mais par obéissance. Ils se conforment tout à la fois à la loi de Moïse et à l’indication que Jésus vient de leur donner. Arrivés chez le prêtre, ils pourront à loisir exprimer leur reconnaissance : cela leur prendra huit jours et leur coûtera des offrandes proportionnées à leurs moyens financiers.

Mais le Samaritain ne trouverait pas sa place dans cette démarche et dans ces rites. C’est pourquoi il revient vers Jésus en glorifiant Dieu à pleine voix. Il constate que Jésus, lui non plus, ne l’a pas exclu parce qu’il était Samaritain. Il l’a traité comme les autres, sans vérifier s’il remplissait les conditions pour être guéri. Lui ne partage pas sa foi, n’a pas de rapport avec le prêtre de sa religion, et Jésus ne lui a pourtant pas réservé un traitement particulier. Il découvre soudain que la grâce de Dieu ne fait pas le tri.

Il me semble que c’est ainsi qu’il faut comprendre la phrase célèbre de sainte Thérèse de Lisieux, répétée sous son influence par le curé de campagne de Georges Bernanos : « Tout est grâce. » Ils ont dit cela quand ils envisageaient de mourir sans avoir pu recevoir les sacrements de l’Église. Si on répète ces trois mots à tout propos, ils risquent de faire plus de mal que de bien. Tout n’est pas grâce. Tout ce qui arrive n’est pas voulu, agencé par Dieu. Mon curé avait certes raison d’exhorter ses paroissiens à la reconnaissance, mais il ne disait pas : « Quand le malheur te tombe dessus, dis merci, c’est pour ton bien. » Interprété de la sorte, le « tout est grâce » de Thérèse alimente l’image d’un Dieu sadique et finalement détestable. Ce que Thérèse a dit, c’est que Dieu peut nous faire parvenir sa grâce sans emprunter les canaux qu’il a lui-même mis en place. Neuf lépreux ont été purifiés en se conformant à la loi de Moïse. Le dixième, en accueillant la grâce qui s’autorise à déborder du canal ordinaire.

Fr. François Dehotte

Lectures de la messe :
2 R 5, 14-17
Ps 97 (98), 1, 2-3ab,3cd-4
2 Tm 2, 8-13
Lc 17, 11-19

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