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C’était il y a plus de 30 ans, mais cela peut être aujourd’hui. Francine Cockenpot, la septantaine, connue pour ses chants repris dans les feux de camp, « Colchiques dans les prés », et bien d’autres, regarde la télévision quand elle est sauvagement agressée. Atteinte dans son intégrité physique et morale, elle perd un œil, mais aussi son innocence, cette confiance en la vie qui l’a portée toute son existence. Elle en veut à cet homme qui a brisé ce ressort en elle. Alors, elle se met à écrire des lettres à celui qu’elle appelle l’homme-loup, c’est une façon pour elle d’exorciser les forces obscures qui la travaillent. Elle lui parle : pourquoi as-tu fait cela ? Peut-être n’as-tu pas été assez aimé … Peu à peu, une proximité intérieure se crée avec cet agresseur anonyme au point qu’elle en arrive à demander à Dieu de lui pardonner, elle n’y arrivant pas toute seule.

Chers amis, si je vous raconte cela, c’est qu’il me semble que cette démarche est à la fois tellement humaine et si évangélique. Cette femme, quoique pétrie d’évangile, a eu besoin de temps pour se libérer de la tentation de la haine et s’inscrire dans un processus de vie plutôt que de ressentiment.

Écrire ces lettres, en arriver à lui dire mon frère-loup, n’était-ce pas lui tendre l’autre joue, celle dont parle l’évangile ? Pas béatement, il ne s’agissait pas pour elle de soustraire son agresseur à la justice des hommes, mais de lui reconnaître son existence en tant qu’homme et lui faire retrouver sa dignité. Le sauver de lui-même en quelque sorte. Elle en arrivera même à cette prière : Père, ne me sauve pas sans le sauver. Je remets nos âmes entre tes mains. 

Dans le cénacle chrétien, on parle trop facilement du pardon, sans mesurer ce qu’il peut avoir de rude, d’impossible même, parfois. On l’a encore vu avec les affaires de pédophilie. On ne mesure pas à quel point la blessure peut être et rester une entrave au déploiement de la vie.

Quand l’offenseur demande pardon, s’il le fait en vérité, une porte peut s’ouvrir et un chemin de réconciliation se baliser. Je dis bien « peut ». On ne peut exiger le pardon, seul celui qui a été offensé peut l’offrir. Ce chemin peut prendre du temps. Le premier pas étant d’accepter de rouvrir la porte. Déjà cela, c’est entrer dans une dynamique positive, c’est donner une chance nouvelle à la relation. Et ce chemin de résilience et de réconciliation, même long, est grande source de joie et d’apaisement.

Mais quand il n’y a pas de demande de pardon, quand l’offenseur est anonyme, parti ou qu’il nie, que veut dire pardonner ? Un  exemple, tiré de la littérature, m’a beaucoup parlé. Il s’agit de Michel del Castillo, un écrivain d’origine franco-espagnole hanté toute sa vie par l’abandon-trahison de sa mère alors qu’il était encore enfant. Républicaine pendant la guerre d’Espagne, réfugiée, elle s’est retrouvée avec lui dans un camp au sud de la France. Et, là, pour sauver sa peau, elle l’a utilisé comme monnaie d’échange, le laissant seul, livré aux Allemands.

Comment vivre avec ça ? Tous les livres de Michel del Castillo portent la trace de cette blessure terrible. Mais pas de place pour la haine. L’auteur parlera un jour d’indulgence supérieure, quelque chose de l’ordre de la mansuétude, non par rapport à l’acte commis, inqualifiable, mais en faveur de la personne, une forme de bienveillance qui s’est forgée peu à peu sur le socle de la question restée sans réponse : Comment en est-elle arrivée là ? Oui, une sorte d’indulgence qui a traversé la douleur due à la morsure de la trahison et de l’abandon, mais qui s’ouvre à un au-delà du mal, qui n’est plus dans le jugement ni dans le ressentiment.

La personne qui arrive à cela expérimente que cette attitude, plus encore cette disposition intérieure, est chemin de guérison et réveille le goût de la vie. C’est aussi la voie de l’Évangile et je me réjouis que ce dernier rencontre et confirme  ce qui est vécu au niveau humain pour l’accomplir et le conduire à la plénitude de l’amour et de la miséricorde.

Nous trouvons déjà, dans la première lecture, ce beau geste de David. Poussé par cette forme d’indulgence supérieure, cette intuition profonde qui le traverse au moment où il lui est possible de tuer celui qui cherche sa mort, il épargne Saül. Il sent au-dedans de lui que ce serait s’avilir lui-même que porter la main sur l’Oint de Dieu. A sa manière, il tend l’autre joue en appelant Saül de l’autre côté de la colline et en lui montrant la lance qu’il lui avait dérobée.

Où puiser cette force pour contrer ces pulsions, parfois bien naturelles, de violence, de ressentiment, de vengeance ? Dans une certaine conception de l’homme, sans doute, mais si nous sommes croyants, ne serait-ce dans la source même de la miséricorde qu’est le Dieu biblique ? Le psaume chanté ce matin est pétri de la reconnaissance de ce Dieu-là. Un Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère et plein d’amour.

Alors, si nous reprenons le texte de Paul, qui nous rappelle que nous sommes créés à l’image de Dieu, nous savons quelle disposition intérieure nous avons à cultiver …

Marie-Pierre Polis

Lectures de la messe :
1 S 26, 2.7-9.12-13.22-23
Ps 102 (103), 1-2, 3-4, 8.10, 12-13
1 Co 15, 45-49
Lc 6, 27-38

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