23112025

La liturgie d’aujourd’hui met en lumière le paradoxe de la foi chrétienne. D’une part, en fêtant le Christ roi de l’univers, nous mettons en avant cette image de royauté et de souveraineté ; d’autre part, l’Evangile choisi pour ce jour nous présente le Christ sur la croix, objet de moqueries.

L’image du Christ-Roi est donc paradoxale, elle peut être périlleuse. A l’occasion du 50ème anniversaire de la mort du Général Franco, on a pu revoir quelques séquences du règne du Caudillo, entre autres cette image d’une cérémonie nationale où, salut fasciste à l’appui, on célébrait dans le même mouvement le Christ, Roi de l’Univers, et la gloire de l’Espagne. A vous en couper le souffle. Bien sûr, Franco n’est plus, les monarchies de droit divin ont fait place aux régimes parlementaires. Mais la tentation d’instrumentaliser le religieux, et pire encore Dieu lui-même, n’a pas disparu et reprend peut-être même plutôt vigueur. Cela fait mal, tant l’image de royauté attribuée au Christ est pervertie.

Quand je me suis rendu compte que ce dimanche fêtait le Christ-Roi, un chant de Jo Akepsimas m’est aussitôt venu en tête : « Qui es-tu roi d’humilité, roi sans couronne et sans armée… ? »  Et j’ai relu l’évangile de Luc et, à travers lui, cette scène du Christ raillé sur la  croix, habitée par ce chant : « Qui es-tu roi d’humilité … ? » Ce refrain convient, me suis-je dit, aussi bien pour aujourd’hui ou pour le temps de la Passion, que pour la Nativité. Déjà l’expression « Roi des Juifs » le condamnait à mort, à peine né. La crèche et la croix, signes par excellence de ce roi d’humilité, disent par la force de leur image le type de royauté qui sera celle de Jésus et qu’il ne cessera de mettre en oeuvre tout au cours de sa vie, au péril de celle-ci. La fin de l’année liturgique et le début de la nouvelle, qui conduit à Noël, convergent sur cette image du roi exposé, nu, sans défense. « Qui es-tu roi d’humilité… ? »

Voyons de plus près l’évangile de ce jour. Et la scène qu’il nous offre, en deux tableaux. Le premier tableau présente Jésus crucifié devant une foule qui « restait là à observer », silencieux face aux railleries des chefs, des soldats, et même de l’un des malfaiteurs crucifiés avec lui. Tous se moquaient, le tournaient en dérision en le sommant de se sauver lui-même. Par trois fois. Cette scène de tentation  renvoie à celles du désert juste avant sa vie dite publique : «  Si tu es le fils de Dieu, jette-toi du temple… » Tentation de s’arroger la toute-puissance divine et d’en user. Tentation d’ailleurs déjà mise en valeur par le récit de la Genèse sous l’image du serpent qui invite Eve –et Adam- à s’élever au rang divin.

Mais tous ceux-là qui rient du crucifié ne comprennent pas que se joue là l’engagement du Christ à vivre jusqu’au bout son amour pour les hommes.  Jésus se tait, il ne répond pas aux sarcasmes, il sait que cela ne sert à rien, « ils ne savent pas ce qu’ils font », murmure-t-il un peu plus haut dans le texte. On pourrait ajouter : ils ne savent pas ce qu’ils disent.

Mais, deuxième tableau dans la scène de Luc, quelque chose d’inouï va germer dans la conscience de l’autre malfaiteur, un mouvement intérieur qui le pousse à se démarquer de son voisin : tout à coup, et peut-être pour la première fois, il ne triche plus avec lui-même – il a fauté, il  mérite son sort, contrairement à Jésus dont il reconnaît l’innocence-, et il lui demande en le nommant explicitement : « Jésus,  Souviens-toi de moi quand tu seras dans ton Royaume ».

Qu’est-ce qui lui a pris ? Que s’est-il passé en lui ?  De ce lieu de mort  surgit pour lui un inattendu extraordinaire puisque Jésus lui répond : « Aujourd’hui, avec moi tu seras au paradis ». Le paradis, le jardin de Dieu, c’est la communion dans la relation avec lui.

Face au « sauve-toi toi-même », solitaire,  lâché en dérision, répond le saut dans la confiance de celui qu’on appellera le bon larron, répond la voie qu’il choisit, celle de l’ouverture, de l’altérité, de la foi en l’autre « Souviens-toi de moi… »

Jésus est, dans le récit de Luc, celui qu’il a été toute sa vie, quelqu’un qui dérange. Le refrain d’un autre chant, venu du même auteur,  se termine par ces mots : « Tu mets tout à l’envers. » Oui, Jésus met tout à l’envers, il bouscule les codes. Il avait dit que les prostituées précèderaient les bien-pensants dans le royaume des cieux, on peut ajouter : un malfrat en devient le premier invité !

Voilà le Royaume selon le cœur de Dieu : un Royaume où « amour et vérité se rencontrent, où justice et paix  s’embrassent », comme dit le psaume,  un royaume dont le régime relationnel est celui de l’alliance, pierre angulaire de la révélation biblique, mais un royaume à construire. Et pour ce faire, Jésus  nous indique la voie : bousculer les cadres quand ils produisent de l’exclusion, sortir des clous de la bienséance et  de la bonne conduite, même religieuse,  oser  vivre autrement, inventer du neuf pour sortir des impasses, ouvrir un avenir pour tous. Au-delà des frontières, de toutes les frontières. Le royaume est offert à tous.  Il n’appartient à aucun groupe humain, à aucune Eglise.

Le royaume accueille sans condition le bandit de l’Evangile,  qui naît à l’heure même où il allait mourir. La croix de Jésus ouvre pour lui et pour tout homme une brèche d’où peut se lever quelque chose qui ressemble à de la confiance.

Marie-Pierre Polis

Lectures: 2S 5, 1-3 ; Ps 121 ; Col 1, 12-20 ; Lc 23, 35-43

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