Bien chers amis,
Dans nos monastères et congrégations, les réunions tournent beaucoup autour du thème de l’avenir de nos communautés dans un contexte de vieillissement et de crise des vocations. Il est vrai qu’il y a de quoi méditer sur la situation du monde et de notre Église; et de nombreux auteurs ne s’en privent pas, certains maintenant un brin d’optimisme, d’autre percevant le début d’un effondrement.
Pour ma part, deux personnages m’ont fait réfléchir à ce propos. Le premier est l’empereur romain Julien l’apostat. Celui-ci était un passionné de culture, de littérature, de philosophie gréco-romaine. Bien qu’il eût un évêque comme précepteur dans sa jeunesse, il honorait les dieux traditionnels de Rome, pratiquait le mystère de Mithra, et cherchait à contrer la montée du christianisme, déjà bien installé dans les sphères du pouvoir depuis l’empereur Constantin.
Devenu lui-même un successeur de cet illustre imperator, il chercha à rétablir les sacrifices et le culte rendu aux anciens dieux. Il souffrait de voir les grands temples à l’abandon et un résidu de clergé païen corrompu et désœuvré. À vrai dire, cela le rendait malade. Il embaucha donc des prêtres, leur donna une formation et organisa des sacrifices grandioses pour promouvoir la culture romaine par une propagande adaptée.
En vrai philosophe, il répugnait à utiliser la violence et voulait convaincre par la raison. Mais inévitablement, il y eut des tensions et des affrontements avec les chrétiens, si bien qu’il promulgua un décret interdisant d’enseigner le christianisme et la Bible, n’autorisant, dans les écoles, que la philosophie et la culture classiques. Grégoire de Nazianze a fulminé contre cette décision. Certains ont essayé de la contourner. Un père et son fils, nommés Apollinaris, entreprirent de réécrire la Bible sous forme de pièce et de tragédie grecques : le Nouveau Testament sous forme de dialogues socratiques, imitant Platon, et un condensé de l’Ancien Testament en 24 chapitres d’alpha à oméga. Le document fut présenté à l’empereur qui répondit à l’évêque responsable : « J’ai lu, j’ai compris, je condamne. » Et saint Basile envoya à son tour une missive d’une seule phrase à Julien : « Tu as lu, mais tu n’as pas compris, car si tu avais compris, tu n’aurais pas condamné. »
Le monde de l’empereur est en train de passer et ses tentatives de retour en arrière n’aboutissent pas. Aujourd’hui ce sont les chrétiens qui ont l’impression que leur monde est en danger de disparition. Ce ne sont plus les temples, mais les églises qu’on abandonne. Si nous restons au niveau de pensée de Julien, nous ne pouvons qu’éprouver tristesse et crainte, car maintenir le passé ou revenir en arrière est impossible. Mais paradoxalement, c’est un texte de son monde, l’Odyssée d’Homère, qui peut nous livrer une parabole sur le rôle de l’Église aujourd’hui.
Ulysse est parti depuis longtemps de son royaume d’Ithaque. La guerre de Troie a été longue et le retour aussi. Pourtant le voici à la porte de sa maison. Il est en haillons, il est sale et a vieilli. Personne ne le reconnaît sauf son vieux chien. Le mendiant de service veut le molester, le voyant comme un concurrent possible. La bagarre amuse les prétendants qui n’ont aucun scrupule à laisser maltraiter un étranger. Ils dévorent depuis longtemps les biens d’Ulysse, attendant que Pénélope se décide à épouser l’un d’entre eux. Cette dernière croit encore au retour de son mari. Elle reproche à son fils Télémaque d’avoir manqué d’hospitalité envers cet étranger qu’elle ne reconnaît pas non plus. Ce jeune s’avoue perdu dans cette situation où les sans foi ni loi dominent la situation. Il faut rétablir l’ordre et la coutume. Aussi Pénélope demande qu’on procède au lavement des pieds de cet homme. Mais qui va le faire ? Un des prétendants ? Inutile d’y songer. Pénélope ? C’est la maîtresse de maison, ce serait déplacé. Ses servantes ? Elles le méprisent pour son apparence et son odeur. Alors qui ? Mais elle aperçoit la vieille nourrice d’Ulysse, toute courbée dans un coin. Elle ne sait plus faire grand-chose et elle radote, mais peut-être ferait-elle quand même l’affaire… Et c’est elle, en effet, qui en lavant Ulysse va le reconnaître par une cicatrice qu’il avait au pied suite à un accident dans sa jeunesse.
Un roi qu’on attend depuis longtemps et qui tarde à venir.
Une situation d’injustice où les valeurs éthiques sont bafouées.
Le lavement des pieds.
La reconnaissance de celui qu’on attendait par la marque d’une blessure au pied.
Cette vieille nourrice, toute courbée, est peut-être l’image de l’Église aujourd’hui : pauvre, âgée, apparemment inutile, mais pourtant celle qui indique du doigt Celui qui sauve : Jésus. A partir de là un renouveau est possible.
Paix et bonnes vacances à tous.
Frère Renaud