Pour plusieurs d’entre nous, la fête de la Présentation de Jésus au temple évoque une célébration de la lumière, si bienvenue à la fin d’un long hiver, en ces moments où nous voyons peu à peu les jours s’allonger. C’est aussi, bien sûr, plus prosaïquement, la fête des crêpes.
Mais j’aimerais vous proposer aujourd’hui quelques réflexions qui touchent l’évangile que nous venons d’entendre. Un texte qui surabonde d’un symbolisme que cette petite homélie ne peut épuiser et qui ne nous est peut-être plus très familier. Tout commence par l’évocation du temps prescrit pour la purification. Pour beaucoup, ce mot signifie quelque chose de sale qui est à nettoyer ou une faute qui est à réparer. Mais lorsque la Bible utilise ce terme, elle ne fait allusion ni à une souillure, ni à une morale. De quoi parle-t-on, alors ? C’est qu’on ne considère pas que l’accouchement se termine brutalement, lorsque le bébé est sorti du ventre de sa maman. La mise au monde d’un enfant n’est pas qu’un mécanisme biologique. Il faut encore que les choses trouvent leur nouvelle place, que le corps de la maman « récupère », comme on dit, et que le nouveau-né puisse entrer dans le monde et ne soit pas simplement jeté d’un coup dans un univers qui lui est totalement étranger. La « purification » est une transition, un passage -Jadis, on appelait cela « relevailles ». Elle fait encore partie de l’accouchement. En le ritualisant, elle le transforme en processus d’accueil, elle l’humanise, elle éveille la conscience à la nouveauté radicale qui se présente là et qu’il faut, comme on dit, apprivoiser (un peu comme le renard dans l’histoire du Petit Prince, vous vous souvenez ?).
Ce temps prescrit ouvre, prolonge et achève l’entre soi de la femme avec la vie qui naît en elle. Il fait advenir l’enfant en même temps que celle qui devient maman. Il permet de mesurer cette étape cruciale où s’inaugure une histoire toute à inventer. Il donne une densité particulière à ce qui se joue aussi dans l’accouchement : l’offrande au monde d’un nouveau possible. C’est là le vrai sens du mot « purification ». Il met enfin cet événement sous un autre jour : celui de la tendresse divine qui accueille et reconnaît ce petit être comme l’un des siens, dépositaire d’une alliance qui peut donner à l’univers entier l’inédit d’une fécondité neuve. Moment de déprise, où l’on relie la jeune vie à sa Source éternelle.
Les parents de Jésus montent donc au temple pour consacrer l’enfant au Seigneur. On appelle ce rite le « rachat du premier-né ». Rachat ? Mais il ne s’agit pas du tout d’une transaction financière ! Le mot hébreu utilisé ici pourrait se traduire autrement : déliance, ou même déliage, si on n’a pas peur des néologismes. Encore un moment de déprise, une absence, un recul pour faire place à une autre Présence. C’est le geste par lequel le père se déprend de son premier-né, le délie, le laisse aller, lui donne d’advenir à lui-même, le met sous le regard et entre les mains du Tout Autre. Geste d’amour en vérité : le fils ne se réduit pas à n’être qu’une continuation des projets de ses parents. Il sort d’un présent immédiat, d’un présent illusoire et défaillant, d’un présent provisoire, pour laisser émerger un autre Présent, infini celui-là, riche d’une bénédiction dans laquelle la réalité déficiente de ce monde d’apparences trouve enfin son véritable aboutissement. Rite fondamental par lequel on inscrit au cœur d’une réalité bornée à ce qu’on en perçoit, sans arrière-fond, sans rêve en somme, où tout est inscrit d’avance, un autre appel, qui pose l’être humain dans sa liberté, qui le convie à être et même à inventer qui il est, à entrer dans l’aventure d’une histoire riche d’espérance. Consacrer l’enfant au Seigneur, c’est le mettre désormais sous une lumière différente, moins évidente, cachée et pourtant plus réelle et révélatrice de ce qu’est authentiquement ce monde. Selon une citation d’un ouvrage de Shmuel Trigano, le retrait qu’exprime le rite, la perte, pour ainsi parler, est paradoxalement « une mise en surcroît, une sortie hors de la limite et de la finitude vers l’infini de la présence »[1]. Etape cruciale de cette révélation où Jésus dévoile la profondeur de son être de Fils de Dieu.
Et voilà que deux curieux personnages entrent en scène : Syméon, l’homme de Jérusalem, et Anne, de la tribu d’Aser. Mais à quoi peut bien faire allusion cette mention de la tribu d’Aser ? Pour comprendre mieux, un petit rappel s’impose : Aser, ou Asher, comme on le dit en hébreu, était un des fils du patriarche Jacob, dont les enfants constituent avec le temps une des douze tribus d’Israël que Moïse fait sortir d’Egypte et qui s’installent en terre promise. David et Salomon réussissent à fédérer et à unir cet ensemble, qui par la suite se divise en deux royaumes, celui du nord, auquel appartient la tribu d’Asher, et celui du sud, avec pour capitale Jérusalem. Lors des guerres qui, déjà à l’époque, secouent le Moyen-Orient, les armées assyriennes finissent par conquérir le royaume du nord et en déportent la population. Dix des douze tribus disparaissent ainsi dans les méandres d’une histoire tragique. Mais elles continuent d’habiter la mémoire du reste, du petit royaume du sud, le royaume de Juda.
Les dix tribus deviennent le symbole de ce qui manque, de ce qui a été arraché, de la portion de nous qui est toujours en exil, qui n’est pas réintégrée, cette partie de nous-mêmes qui nous est inconnue et qui nous échappe, qui nourrit nos attentes et construit l’espérance. Les dix tribus perdues alimentent le sentiment d’une identité inachevée, manquante, inaccomplie, en chemin, en quête de retrouvailles et de réunification de ce qui a été éparpillé. Nous avons tous nos « dix tribus perdues », qui racontent finalement le drame d’une existence humaine cassée, inaboutie, mais en route : cette conscience de notre part exilée est aussi génératrice d’histoire, de reconstruction et de réconciliation. C’est une manière d’exprimer l’horizon messianique où le Dieu de l’Alliance retrouvera et réunira autour de lui tous ses enfants chéris[2].
Et voici que subitement, dans le temple où Marie et Joseph apportent et présentent Jésus au Seigneur, s’approche une représentante d’une de ces tribus perdues ! Les lecteurs juifs de l’évangile de Luc comprennent tout de suite. C’est d’autant plus percutant que le nom de cette tribu, historiquement sans grande importance, est en réalité très lourd symboliquement. Asher, en hébreu, c’est le bonheur, la joie d’avancer, de se mettre en marche, de progresser. C’est comme une préfiguration des béatitudes qui, revenues dans leur langue originelle, commencent toutes par un « en marche » vigoureux et irrésistible, ainsi que les a traduites André Chouraqui[3].
La délivrance dont parle notre évangile n’est ni statique ni passive, réduite à un quelconque état de bien-être. Au contraire, c’est une puissante mise en route. Les protagonistes de cette scène évangélique ont su contempler dans ce tout petit enfant qu’ils tiennent dans leurs bras, la promesse messianique d’une humanité qui rencontre enfin sa dimension d’éternité et recrée le lien avec sa part obscure. Et nous, en ce matin d’hiver, nous tenons dans nos mains une petite bougie allumée : j’ai l’idée folle que personne, jamais, ne pourra l’éteindre.
[1] Shmuel Trigano. Le judaïsme et l’esprit du monde,-. Grasset. Paris 2011. Page 168
[2] Voir aussi sur : Akadem/limoud. Les dix tribus perdues, cinquième conférence. Shmuel Trigano. La part manquante d’Israël.
[3] La Bible Chouraqui, Desclée de Brouwer. Lonrai 2003. Matthieu 5, 1-12 ( page 1883).
Frère Etienne
Lectures: Ml 3, 1-4 ; He 2, 14-18 ; Lc 2, 22-40